Chapitre 11

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Dans les entrailles rougeoyantes de Guebourah, les Labyrinthes de la Nuit vibraient à nouveau. Le silence funèbre de leurs canyons, jadis peuplés de murmures démoniaques, était désormais déchiré par la clameur des armées célestes. Sous l'impulsion de Michaël Fitzarch, la plus vaste contre-offensive depuis la Seconde Brisure s’était mise en marche.

Les bastions, naguère isolés, furent unifiés par un réseau de communication et de logistique sans précédent. Le halo de Michaël pulsait en permanence dans la salle stratégique, irradiant la volonté d’un chef qui ne dormait plus et tissait ses ordres aussi sûrement qu’el façonnait son destin. El connectait les bastions, traçait les itinéraires des convois, assignait les bataillons, ordonnait les assauts.

Officiellement, ces campagnes visaient la reconquête des bastions tombés dans les ténèbres. Officieusement, elles traçaient un motif plus ancien, plus profond : un cercle de lumière autour d’un point précis du réseau souterrain, là où Michaël sentait pulser un appel ancestral, un fragment enfoui du noyau azohien. Depuis que Phosphoros s’était éveillé en el, Michaël savait. El cherchait quelque chose, quelqu’un, un fragment de feu oublié.

Les command’ailes locaux, au départ circonspects, furent peu à peu conquis par la rigueur de Michaël. El savait parler, mais plus encore, el savait organiser. Chaque bastion reconquis devenait un centre logistique. Chaque perte, un calcul intégré à l’élan de la guerre. Michaël n’était pas seulement une icône : el était une machine d’efficacité, le bras armé d’une destinée en marche.

Mais tout n’était pas lumière.

Léoniel, promu stratège en chef des opérations, peinait à concilier ses devoirs avec son attachement viscéral à Michaël. Sur chaque front, el voulait être là, entre Michaël et la mort. El menait des opérations brillantes, mais chaque fois que le Fitzarch sortait, Léoniel abandonnait son poste de commandement pour le rejoindre. Michaël, trop absorbé par la guerre, ne le lui reprochait pas. Pas encore.

Les pertes, elles, étaient lourdes. Sur chaque campagne, 7 à 15% des troupes disparaissaient. Des vertus déchirées, des puissances fauchées dans l’éclat de leur halo. Mais grâce au filet de Michaël, la majorité de leurs âmes n’étaient pas dévorées par les démons : elles étaient collectées, bénies et renvoyées vers le Berceau, leur lieu de renaissance. C’était une maigre consolation, mais une consolation tout de même. Dans les Labyrinthes, chaque âme sauvée comptait.

Ces pertes auraient signé l’arrêt des campagnes si Michaël n’avait pas usé de tout son charisme pour obtenir plus. Grâce à une série de rapports transmis à Hod, à une intervention directe auprès de Sparda et au relais silencieux de Satanachia, Michaël obtint des renforts supplémentaires. D’abord quelques dizaines de milliers de vertus et de chérubins, puis des centaines de milliers, jusqu’à frôler les trois millions de troupes actives. Le royaume de Hod, d’abord prudent, avait fini par voir en Michaël une chance d’éclat en pleine guerre inter-céleste.

La géographie des Labyrinthes changea. Un tiers du réseau fut reconquis en moins de six mois. C’était du jamais vu. Des bastions disparus depuis l’âge d’or furent rouverts. Des armes anciennes, des sanctuaires oubliés, des cœurs de lumière longtemps recouverts de ténèbres furent rallumés. Chaque victoire résonnait dans le Réseau EL comme une cloche de feu, rallumant la foi dans des royaumes qui n’osaient plus y croire.

Mais certains bastions, plus au sud, résistaient. D’anciens nids azohiens, à moitié engloutis, semblaient interdire toute reconquête. Là, les ténèbres ne reculaient pas. Elles semblaient attendre.

Et quelque part, dans ces ombres, Michaël savait qu’el se rapprochait de la vérité.

Sous la lumière artificielle de la salle stratégique, Michaël était seul. Son halo pulsait à peine, consumé par des heures de veille. Les cartes fractales des Labyrinthes se superposaient devant el, tissées d’alertes, de halos clignotants, de lignes rouges où les bastions combattaient encore. Mais el n’en regardait qu’un. Un seul : Le Bastion d’Azakal.

Perché au creux d’un gouffre si profond que même la lumière artificielle envoyée là ne s’y engouffrait résolument pas, Ayakal était une balafre dans le réseau. Un point de ténèbres compactes que même les démons semblaient respecter, contournant son abîme comme s’ils y percevaient une puissance plus ancienne encore. Aucune communication n’en sortait. Aucun souvenir n’en survivait. Il n’était pas simplement tombé : il avait été effacé.

Et pourtant.

Michaël trembla. Une onde le traversa, comme une fracture dans son esprit. Son souffle se coupa. Ses cœurs cognèrent dans sa poitrine. El s’effondra à genoux, une main plaquée contre le sol de pierre.

Phosphoros.

Des images jaillirent. Un souvenir. Non, une réminiscence. Mais pas la sienne. Une azoha. Sa chevelure flamboyante balayait un ciel d’orage. Elle chantait, une main tendue vers la lumière. Et devant elle, une silhouette incandescente. Des yeux bleus perçants. Des ailes d’or et de feu. Phosphoros, jeune, glorieux, laissait glisser ses doigts sur le front de la mère-azohienne.

Une promesse trahie. Un départ. Puis le néant.

Michaël hurla. Son esprit se fendait. Mais Phosphoros prit le relais. Comme une chaleur soudaine. Une main sur son dos. Une voix à l’intérieur :

Ce bastion est la clef. C’est là que tout a commencé. Et c’est là que nous devons finir.

Michaël se releva. Brûlant. Enragé.

Quelques heures plus tard, les command’aile des campagnes furent réunis dans la salle de guerre. Autour de Michaël, les plus hauts gradés des Labyrinthes, figures sévères aux halos fatigués, observaient les cartes.

Azakal est un gouffre, dit un command’aile à la voix rauque. Une fosse sans fond. Tous les fous qui s’y sont aventuré en croyant y trouver la clé du conflit n’en sont jamais revenus.

Nous ne sommes pas prêts, ajouta un autre. Nos troupes ont à peine consolidé la zone médiane. Pousser jusqu’à Azakal serait suicidaire. On y perdrait tout.

La victoire n’aura de sens que si nous laissons une postérité, dit un troisième. Aller là-bas, ce n’est pas combattre. C’est mourir.

Tous se turent. Michaël resta silencieux une seconde, puis leva la main. Un filet de lumière se déploya doucement au-dessus de la table, puis une voix surgit. La sienne, et une autre. Une voix qui portait plus loin. Qui entrait dans les tripes. Qui avait brûlé le ciel jadis.

Ce bastion n’est pas un bastion : c’est une racine. Une tumeur. Une graine noire qu’il faut arracher. Si nous laissons Azakal, les ténèbres repousseront, encore et encore, jusqu’à nous noyer.

Les command’aile frissonnèrent. Plusieurs inclinèrent la tête. Un murmure, porté par le réseau EL, traversa les bastions :

Phosphoros”

Dans la salle, le silence pesait. Puis un command’aile hocha la tête :

Alors nous irons. Nous préparerons l’assaut. Mais Michaël… c’est une marche sans retour.

Michaël sourit, mais ses yeux brûlaient.

Je n’ai jamais eu l’intention de revenir tel qu’el. Ca sera une expérience transformative pour tout le monde, je le sens.

Léoniel observa tous les command’ailes se soumettre à la volonté de Phosphoros sans broncher. El déglutit et pria, pour que tout se passe comme Satanachia l’avait sûrement prévu.

Dans les jours qui suivirent, les Labyrinthes de la Nuit s’embrasèrent d’un silence nouveau. Un silence lourd de tension, d’anticipation, de pressentiment. Azakal, le gouffre oublié, était désormais sur toutes les lèvres, dans toutes les pensées, comme un spectre ancien revenu troubler les lignes de bataille. Et Michaël, flamme ardente guidée par la voix de Phosphoros, organisait la croisade. Les préparatifs furent titanesques. Des convois entiers furent mobilisés depuis les bastions fraîchement repris. On détourna l’énergie des canaux logistiques secondaires pour acheminer des renforts, du ravitaillement, des modules de soins, des réserves de troupes. Les hangars ouvrirent leurs entrailles de pierre et d’acier. Les chérubins, sous la houlette de quelques ingénieurs de Madim dépêchés en urgence, s’acharnèrent à réactiver les anciens modules blindés de transport, les canons d’éther, les drones-thérapeutes : tout ce qui pouvait tenir quelques heures de plus face à Azakal.

Dans les cours intérieures, les vertus se massaient, plus nombreuses que jamais, alignées en halos de toutes les couleurs, dans une discipline impressionnante. Et pourtant, dans leurs pensées, les doutes remuaient :

— Pourquoi maintenant ?

— Pourquoi là-bas ?

— Ne venons-nous pas à peine de survivre ?

Les vétérans els-mêmes, puissances écarlates couvertes de cicatrices, gardaient le silence. Azakal était une légende maudite. On en parlait comme d’un abîme avaleur de bataillons, une bouche ouverte sur l’oubli. Une puissance murmura :

— C’est comme envoyer des enfants attaquer le cœur d’un astre mort.

Mais Michaël, el, brillait plus fort que jamais. El parcourait les bastions avec une ferveur incandescente, galvanisant les troupes par son seul regard. El parlait peu, mais ses mots portaient comme des cris dans les ténèbres. À travers le réseau EL, el prononça un discours que tous retinrent :

« Ce n’est pas une attaque. C’est un acte de justice. Azakal n’est pas un bastion : c’est un sanctuaire profané. Les démons y gardent un secret volé. Il est temps de le reprendre. Pour EL. Pour Guebourah. Pour la Lumière. »

Ses mots furent repris, chantés. Une foi naquit, irrationnelle, fanatique presque, autour de la personne du Fitzarch. Phosphoros y tissait ses ondes.

Dans la salle stratégique, Léoniel suivait les déploiements, muet. El ne dormait plus. À chaque message, à chaque plan logistique transmis, el sentait l’étau de la destinée se refermer. Michaël ne lui parlait plus vraiment. Ou plutôt… el ne savait plus si c’était Michaël qui lui répondait. Parfois, el sentait encore son souffle, élohien, tremblant, imparfait. Et parfois, c’était une autre chaleur, plus vive, plus droite, plus impérieuse. Phosphoros.

Alors Léoniel priait. Chaque soir, el descendait seul dans une des chapelles souterraines ravagées, et priait, sans mot, agenouillé sur la roche, les ailes tombantes, pour la santé de Michaël. Et pour qu’el reste el-même.

Pendant ce temps, à Madim, les voûtes d’Olympus résonnaient d’un tout autre tumulte. Dans la salle du Conseil de Guerre, les archanges-ducs des Monts de Tharsis s’étaient réunis, leur halos voilés d’inquiétude. Sparda, muré dans son silence, observait la carte holographique des Labyrinthes avec une gravité glaciale. Mais à côté de lui, Satanachia jubilait.

— Tout suit le fil. Exactement. Le nœud est proche. Phosphoros s’éveille.

— Tu joues avec le feu, cracha l’archange-duc Balomiel, les bras croisés. Si Michaël échoue, Azakal s’effondre, et les démons nous remonteront la gorge jusque Madim.

— Alors il ne faut pas qu’el échoue, répondit simplement Satanachia.

— Tu as caché ton jeu depuis le début. Sparda, tu étais complice ?

Sparda tourna lentement la tête.

— Je n’ai fait que jouer ma partition. Camaël a validé chaque note.

Et justement, l’archange-roi entra à cet instant. Son halo immense baignait la pièce d’une lumière d’or muette.

Camaël observa les hologrammes, puis déclara d’une voix douce et sans appel :

— Nous ne sommes plus dans une guerre classique, répéta-t-el comme à tous les conseils de guerre depuis des semaines. Tout indique que nous approchons d’une nouvelle ère. Que les prophètes parlent. Que les lumières s’allument.

El fit un signe.

— Laissons Phosphoros frapper. Et voyons ce que la nuit dévoile.

La veille d’Azakal, un silence étrange tomba sur les Labyrinthes. Pas celui de la peur, ni de l’attente. Mais un silence sacré. Un recueillement collectif. Dans la cour centrale de la forteresse, des milliers d’élohim s’étaient rassemblés, en armure ou en robes, entonnant des prières. Les bastions voisins transmirent la scène par cristaux et réseaux, projetant l’image du grand autel dressé au cœur du bastion principal. Là, dans une pénombre auréolée d’encens et de lumière rouge, un séraphin aux six ailes éployées chantait. Sa voix brûlait comme du cuivre en fusion, grave et haute à la fois, traversant les esprits sans passer par les oreilles.

« Gloire au Porteur de Lumière.

à l’Épée d’Aube et à l’Étoile Filante

Louange à el, Phosphoros,

qui marche dans les ténèbres pour guider les astres. »

Les élohim répondaient en chœur, certains pleuraient, d’autres souriaient. Le nom de Phosphoros passait de bouche en bouche, de cœurs en cœurs, comme un souffle ancien réveillé. Certains n’y comprenaient rien. Mais tous, à leur manière, ressentaient la grandeur imminente.

Et pendant ce temps, dans la chambre du command’aile, Michael et Léoniel s’étaient retrouvés. Enfin seuls. Enfin coupés des cris, des cartes, des files de ravitaillement, des ordres. Dans cette alcôve de pierre tiède, baignée d’une lumière rose et crépusculaire, les deux amants s’étaient aimés, comme pour rattraper tout ce qu’els n’avaient pas pu se dire, ni se donner. Puis, enlacés, els s’étaient endormis. Pour la première fois depuis des semaines.

Je me demandais si tu te souvenais encore de mon existence, sourit Léoniel.

Je t’ai blessé ? demanda Michaël. Ne le prends pas personnellement. Je suis légèrement travaillomanne c’est tout.

J’étais juste inquiet pour toi.

Ca ira mieux une fois que Phosphoros aura ce qu’el veut…

Les amants finirent par s’endormir. Mais le sommeil ne dura pas. Un soubresaut traversa Michaël. El se redressa brusquement, haletant, le corps en sueur. Son halo, encore flou, pulsa d’éclats orange, comme une braise secouée dans l’obscurité.

Michaël ? murmura Léoniel, encore engourdi.

Mais Michaël ne répondit pas tout de suite. El chancela, puis tomba à genoux, les mains tremblantes, les yeux grands ouverts sur un vide intérieur.

El est là… souffla-t-el. El est en moi. EL EST EN MOI.

Des visions l’assaillaient. Des souvenirs trop grands, trop anciens. Des visages qu’el ne connaissait pas. Des mains baignées de feu. Des ordres scandés dans des langues mortes. Phosphoros.

El me possède, Léoniel. El parle dans ma bouche. El contrôle mon corps. Je croyais encore être maître de moi… mais je crois que je ne le suis plus.

Léoniel se leva d’un bond. El rejoignit Michaël, s’agenouilla à ses côtés, le prit dans ses bras.

Respire, Michaël. Regarde-moi. Je suis là. Tu es là. Tu es vivant.

Mais Michaël hocha la tête, les yeux embués.

J’ai peur, Léoniel… Je crois que je l’ai laissé prendre trop de place. C’était confortable… puissant. Mais je crois qu’el m’a utilisé. Qu’el m’a fait faire… des choses. Horribles. Par le passé. J’ai vu des fragments. Des éclats d’une mémoire qui n’est pas la mienne. El a tué, Léoniel. El a condamné des innocents au nom de sa lumière.

Léoniel posa son front contre celui de Michaël, doucement.

Tu n’es pas Phosphoros. Tu es Michaël. Et même si el est là, en toi… el ne t’écrase pas. Tu choisis encore. Tu ressens encore. Tu doutes. C’est ta preuve.

Un instant, le silence retomba. Puis Michaël murmura :

Mais demain… je ne sais pas si je saurai faire la différence entre sa volonté et la mienne.

Alors je te le rappellerai, répondit Léoniel dans un souffle.

Michaël ferma les yeux. Une larme glissa lentement sur sa joue.

C’est trop tard pour reculer, n’est-ce pas ?

Oui, confirma Léoniel. Mais ce n’est pas trop tard pour rester toi-même. Phosphoros est en toi, mais el te respecte. El ne t’a pas entièrement possédé.

Je n’en suis pas sûr… Je sais plus qui je suis. Je ne sais plus où Michaël commence et où el finit.

Léoniel resserra son étreinte.

Mais regarde-toi : tu es heureux ici, non ? Tu te bats enfin sur le front, comme tu l’as toujours voulu.

Michaël marqua une pause. Puis, doucement :

Oui. Je me sens… épanoui. C’est ça le pire. Mais j’ai peur de perdre le contrôle. C’est déjà arrivé. Et des innocents ont payé.

Alors apprends à faire équipe avec el. Toi et Phosphoros. El ne peut pas agir sans toi.

Ce genre de dieu… je doute qu’el accepte une simple collaboration, sanglota Michaël.

Peut-être, concéda Léoniel. Mais c’est Phosphoros. Le Porteur de Lumière. Le primordieu le plus aimant, le plus passionné. El brûle pour la justice, Michaël. El ne veut pas te briser. Seulement… te porter.

Michaël hocha la tête, encore incertain.

Et pourtant el tient à cloîtrer les azohim. Je ne comprends pas pourquoi ça lui tient tant à cœur…

Peut-être qu’on ne connaît pas encore les vraies raisons. Peut-être qu’on va les découvrir ensemble. Mais quoi qu’il arrive… je serai là.

Léoniel prit doucement la main de Michaël. Une chaleur familière y pulsa.

Tu dois te reposer, à présent. Demain, ça sera l’épreuve du feu.

Oui… peut-être que je devrais prendre une thaumaturgie apaisante, murmura Michaël.

Tu veux que j’aille t’en chercher ?

Un instant, Michaël hésita. Après toutes ces semaines à tout contenir sous le masque de Phosphoros, el avait besoin de redevenir un peu el-même. De ressentir. D’avoir peur. Mais ce n’était pas le moment de flancher. La croisade d’Azakal était lancée. Des millions d’élohim attendaient sa lumière.

Va. Ramène-moi de quoi me calmer.

J’y vais.

Léoniel sortit. Michaël, seul, s’assit au bord du lit.

C’est ma destinée, mourir au front. C’est ce que j’ai toujours voulu. Être vraiment utile. Sauver des millions de vies. Alors je dois être heureux. Je dois être heureux.

El ferma les yeux. Et, dans le noir, une flamme murmura :

Oh t’en fais pas. Nous ne faisons que commencer.

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