Chapitre 22

47 0 0

Dans la grande salle du congrès de Guebourah, la tension était palpable. Les colonnes de cristal vibraient sous l’agitation. Les archanges ducs du royaume s’étaient rassemblés d’urgence. Camaël, souverain de la Sévérité, trônait au centre, son regard flamboyant balayant l’assemblée.

La nouvelle était tombée comme un couperet :

— La séphira est percée, tonna Camaël. Une horde démoniaque est parvenue à briser la sphère, là où jadis nos défenses tenaient bon. Les ophanim n’ont rien vu venir. Alors même que les failles anciennes du Gueb menacent de s’élargir, et que l’ennemi se répand dans nos cités.

Des murmures angoissés couraient sur les gradins, mêlant colère, peur et incompréhension. Michaël, assis parmi les archanges, revivait avec une lucidité amère la crise d’il y a quinze ans. À l’époque, la solution avait été Zeir Anpin : le partzuf de Tiphéreth, arme vivante, avait été arraché à son royaume pour détruire la horde… au prix d’un dangereux affaiblissement des défenses de Tiphéreth.

Aujourd’hui, la même question revenait, plus brûlante encore. Balomiel, la voix ferme, prit la parole :

— Allons-nous encore supplier Tiphéreth ? N’avons-nous donc aucune arme, ici ?

Ramael, lui, frappa du poing sur la table :

— Ou alors, nous pourrions négocier : offrir à Tiphéreth nos meilleures vertus, nos puissances, en échange du prêt de Zeir Anpin ? Ou bien demander à Hessed d’envoyer Arich Anpin, ou à Malkouth de libérer Nukvah.

— Mais chaque partzuf arraché à son royaume l’affaiblit terriblement, rappela Thaumiel.

Les débats s’envenimaient, chacun voyant midi à sa porte. Certains proposaient un échange, d’autres s’insurgeaient de devoir mendier. La peur et la fierté se heurtaient, étouffant toute décision.

C’est alors que, sans prévenir, Michaël sentit une chaleur sourde grandir en el. Sa gorge se noua, ses pensées se brouillèrent. Phosphoros s’éveillait. Comme en transe, Michaël se redressa, la voix soudain changée, résonnant dans toute l’assemblée.

— Pourquoi tant vous disputer pour des miettes ? Les royaumes supérieurs ne sont pas aveugles à votre détresse. Demandez à Métatron : el possède trois partzufim. Si la Création doit être défendue, que la couronne de Kether s’implique enfin dans le sort des Séphiroth inférieurs !

Un silence de mort s’abattit sur l’amphithéâtre. Même Camaël resta pétrifié. Satanachia, tapis dans l’ombre, fixait Michaël d’un regard aigu, comme pour percer le voile qui séparait les deux êtres. La lumière de Phosphoros se rétracta, laissant Michaël secoué, en nage, les yeux écarquillés. Mais la graine était semée.

Camaël, reprenant contenance, déclara :

— Qu’il en soit ainsi. Nous ferons porter une requête à Métatron. Guebourah ne sombrera pas seule : que Kether s’implique enfin dans la défense des Cieux.

Un murmure d’approbation, teinté de crainte, parcourut l’assemblée. Chacun savait que faire appel à Métatron, c’était jouer avec des forces qui dépassaient la simple politique. Mais la survie du royaume était en jeu, et la voix de Phosphoros venait d’imposer l’idée.

Ainsi, les archanges puissantiques se réunirent dans la Salle des Jugements, vaste rotonde garnie de stèles runiques, loin du tumulte du congrès. Les halos s’entrechoquaient dans la pénombre, la tension vibrante. Balomiel, l’expérience gravée dans sa voix, rappela à tous :

— Les royaumes supérieurs se sont toujours gardés de nous. Els nous ont déjà cédé trois partzufim lors d’Azapof et de Sobilau. Els ne risquent pas de vouloir faire davantage.

Ramael renchérit, le ton amer :

— Phosphoros n’a pas connu les Cieux depuis la Seconde Brisure. El ne comprends pas ces choses là…

Un murmure de doutes monta. Phosphoros n’avait pas connu l’indépendance jalouse des royaumes supérieurs. Certes, le Grand Architecte était la figure tutélaire de l’ordre céleste, mais chacun savait que, dans les faits, la couronne de Kether, Chokmah et Binah, ne répondaient qu’à Métatron. Face à la réalité, l’intervention de Phosphoros, dont la voix vibrait encore dans les airs, hantait chaque esprit.

— Est-ce vraiment la volonté de Phosphoros ? souffla Thauriel, inquiet.

— Sa voix est inimitable, accorda Balomiel. Nous nous méfions de Michaël, mais nous ne pouvons douter du primordieu en el. Sa présence nous a été douloureusement prouvée…

Un silence s’imposa. Plusieurs archanges croisaient Michaël du regard, scrutant en el la trace de cette force incandescente.

Asmodée, un sourire en coin, murmura à voix basse à Michaël :

— Tu viens de terrifier tout le congrès.

Un vieux duc, l’air grave, se pencha sur la table :

— Si Phosphoros s’exprime ainsi, c’est peut-être que les temps sont plus graves que nous le croyons. Mais devons-nous vraiment tendre la main à Métatron ? Ou bien est-ce le signe qu’un nouvel ordre s’annonce ?

Léoniel, droit derrière Michaël, murmurait à ses côtés :

— Leur peur est presque tangible. Mais on dirait que tu as l’initiative.

Déjà, les hérauts de Guebourah couraient rédiger la missive à Kether. L’ombre de Métatron planait désormais sur tous, et chacun sentait que le débat ne faisait que commencer.

Michaël, livide, gravit les marches de la forteresse écarlate, ses pas résonnant sur le marbre noir et rouge de la citadelle. La douleur le traversait, raide comme un pieu de feu dans la gorge et la colonne. Les ombres des arcs gothiques se mouvaient, soulevées par les reflets des rivières de sang d’Adam. À chaque hoquet, sa poitrine se serrait davantage.

Satanachia l’attendait sur le trône, silhouette acérée dans l’éclat cramoisi des vitraux. Michaël s’avança, chancelant, le souffle court.

— Satanachia… qu’est-ce qui… vient de m’arriver ? souffla-t-el, la voix brisée par la douleur.

La domination ne sourit pas. Son regard bleu s’ancra dans celui de Michaël.

♂ — Phosphoros vient de s’exprimer, répondit Satanachia, d’une voix neutre.

— Ce n’était pas comme d’habitude, insista Michaël, étreint par une sensation d’effacement. Je… n’avais aucun contrôle.

♂ — Parce que cette fois, la volonté de Phosphoros ne s’alignait pas à la tienne. Je t’avais prévenu : el finira par prendre le dessus, tôt ou tard. Ça n’avait pas l’air de te déranger la dernière fois.

Quelque chose se coinça dans la gorge de Michaël. El ne ressentait ni panique, ni peur : juste un voile, une dissociation étrange, comme si son esprit reculait pour laisser la place à d’autres forces. Satanachia se leva et posa deux doigts glacés sur le front de Michaël.

♂ — Dors, ordonna-t-el.

Michaël ferma les yeux, s’effondrant en el-même. Sa conscience se dissipa ; aussitôt, le monde intérieur changea de teinte, empli d’étincelles mordorées et de lueurs anciennes : Phosphoros.

Dans cette obscurité mentale, Satanachia apparut à Phosphoros, le visage fermé.

♂ — Alors, Phosphoros, ça y est ? Tu as décidé d’agir, enfin ?

Phosphoros éclata d’un rire moqueur, mais ses yeux brûlaient d’une inquiétude neuve.

— Je n’ai pas le choix, Eisti. L’ennemi est là, et ce n’est pas seulement une question de démons.

Satanachia grinça des dents :

♂ — Réagir au lieu d’agir… Ce n’est pas digne de toi. Tu étais un stratège et un combattant, pas un fuyard.

— Je veux préserver Michaël, répondit Phosphoros, le ton redevenu grave. El doit durer, tenir assez longtemps pour qu’on ne puisse pas prévoir nos prochains pas. Je crée une situation à trois corps. Même toi, tu ne peux pas prédire le chaos de trois volontés qui s’orbitent de près : la mienne, celle de Michaël, et celle de l’ennemi.

Un silence, puis un acquiescement presque amusé de Satanachia.

♂ — Tu veux devenir imprévisible, alors.

— Je l’assume. C’est la seule façon de prendre ce “Métatron” de court. Il est temps qu’el paie pour sa trahison lors de la Seconde Brisure. Kokab a tordu son esprit et l’a entraîné dans son hérésie azohienne. Et maintenant, à cause de ce “Métatron”, aucun partzuf n’a été construit depuis huit millénaires. Mon plan est au point mort. C’est pas comme si toi et Sarakiel aviez fait quelconque progrès…

♂ — Nous avons suivi tes instructions en maintenant l’ordre. Entre la menace des royaumes supérieurs et celle des démons, nous avons fait au mieux.

— Vous avez prit bien du temps pour m’incarner !

♂ — Cesse de te plaindre et savoure notre succès actuel, rétorqua Satanachia. Nous avons préservé une grande quantité d’azohim pour alimenter les prochains partzufim.

Un éclat de fanfaronnade traversa le halo de Phosphoros.

— D’ailleurs, en parlant des azohim, il est temps que Michaël retrouve sa mère Ophélia. El doit apprendre la vérité sur ses origines, sur ses choix. Depuis cinq ans, el parle à un pantin de Géhenna à Hod, pas à la vraie Ophélia. Celle-ci a rejoint Métatron, n’est-ce pas ?

Satanachia leva les yeux au ciel, excédé :

♂ — Tu aimes les drames, Phosphoros.

Phosphoros rit, pressé d’en découdre.

— J’adore ça. Plus c’est risqué, plus c’est sublime !

Mais Satanachia ne répondit plus. Un voile d’inquiétude passa dans son regard. Le Chemin rouge, celui qu’el avait prédit comme le seul viable, entamait ses plus dangereux virages. Le problème à trois corps avait commencé, et déjà, Satanachia ne parvenait plus à lire entre les étoiles.

Michaël rouvrit alors les yeux, l’esprit engourdi, la bouche sèche, le corps pétri de courbatures. Tout semblait ralenti, filtré par une présence brûlante qui serpentait dans ses veines : Phosphoros. El sentait le primordieu refermé sur ses pensées, comme un poing de lumière et de fer qui ne laissait filtrer ni panique, ni colère, ni même la moindre peur.

— Phosphoros ? balbutia Michaël intérieurement, la voix étouffée.

— Je suis là, souffla Phosphoros, l’écho suave dans son esprit. Tout ira bien, Michaël. Laisse-moi faire. Tu n’es pas en danger, je te guide.

Mais Michaël sentait qu’el n’avait plus la maîtrise : même ses propres émotions lui échappaient, atténuées, absorbées par la volonté plus vaste de l’ancien feu. Ce constat le troubla, une crispation sourde au fond du cœur.

— Que… veux-tu ? Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?

— Nous allons simplement avancer, répondit Phosphoros avec douceur, mais Michaël perçut la tension, la fébrilité, la faim de confrontation du primordieu. Il y a des vérités à dévoiler. Tu dois retrouver Asmodée.

À cet instant, Satanachia s’imposa dans la salle, la cape balayant le sol de marbre noir. El s’arrêta devant Michaël, son regard acéré chargé d’agacement.

— Sortez, fit Satanachia d’une voix glaciale. Allez semer le chaos ailleurs. Je ne veux pas de spectacle ici. Ni de disputes. Cette forteresse n’est pas un théâtre.

Phosphoros, à travers la bouche de Michaël, répondit d’un ton narquois :

— Nous partons, Satanachia. Merci pour l’hospitalité… et pour ta patience.

D’un geste, Michaël fut entraîné par Phosphoros hors des ombres cramoisies. À chaque pas, el sentait le monde résonner différemment, comme si ses sens étaient réaccordés sur une partition nouvelle : celle de la guerre à venir.

Dans l’air glacé de la nuit, alors qu’els franchissaient les portes de la forteresse, Phosphoros souffla à Michaël :

— Allons voir Asmodée. Maintenant, maintenant…

Et Michaël comprit, dans une clarté douloureuse, que le chemin qu’el croyait avoir choisi était désormais traversé par une autre volonté.

Les quartiers d’Asmodée respiraient la lumière froide : partout, des consoles de cristal chantaient à basse fréquence, des réseaux de fibres opalines s’entrecroisaient entre des sphères d’information suspendues dans l’air. L’ophana d’Asmodée, grande roue bardée d’yeux, fit tinter ses sonnailles numériques en reconnaissant Michaël à l’entrée.

— Michaël Fitzarch signalé, psalmodia l’ophana dans un timbre cristallin. J’envoie la notification à l’administrateur.

Mais Asmodée tardait à se présenter. Poussé par l’impatience de Phosphoros, Michaël franchit les seuils successifs jusqu’à l’atelier principal. Là, el découvrit Asmodée, concentré sur une demi-douzaine de boules de cristal, plongé dans son bricolage. Sur le divan, à la surprise de Michaël, Marilka était assise, droite, les mains serrées sur ses genoux.

Un trouble passa dans l’air.

— Chérie ? balbutia Michaël.

Marilka prit la parole, précipitée :

— Je… suis venue voir Asmodée pour… qu’el équipe le nid. Avec des instruments adaptés… Tu sais, les azohim n’ont pas le droit de manipuler du cristal pur, alors j’avais besoin de dispositifs compatibles…

— Ah…

Michaël hocha la tête, comprenant. Mais au fond d’el, Phosphoros frémit, agité, et finit par se replier brusquement dans la conscience de Michaël, boudeur. Soudain vidé, Michaël se retrouva seul, un peu hébété. Marilka, mal à l’aise, se leva, s’excusa et quitta la pièce sans oser croiser le regard de Michaël. Asmodée releva à peine la tête, puis, se souvenant de l’étiquette, invita Michaël à s’asseoir.

— J’imagine que ce n’est pas une visite de courtoisie, lança Asmodée, son ton flottant entre ironie et sincérité.

— Pour être honnête… je n’en sais rien, répondit Michaël, un sourire amusé aux lèvres. C’est Phosphoros qui m’a amené ici, mais el n’a pas jugé utile de m’en dire plus. Je te jure que ce n’est pas une blague.

Asmodée cligna lentement des yeux, puis, d’un geste maladroit, lui servit un snack d’ambroisie et une boisson d’ichor dans une coupe de verre fumé. Michaël accepta, se demandant, non sans ironie, ce qu’el faisait là. En posant sa main sur la table, Michaël croisa le regard des boules de cristal étalées devant Asmodée. Cela fit jaillir un souvenir. Instinctivement, el fouilla dans ses poches et sortit le petit noyau de Kokab : une boule sombre, gravée de motifs quasi organiques.

En voyant l’objet, Asmodée pâlit, puis un sourire sincère éclaira son visage.

— Je ne vais pas te mentir, Michaël… ça fait longtemps que j’attends ce moment.

Michaël le fixa, intrigué.

— Pourquoi ?

Asmodée répondit sans quitter des yeux le noyau :

— Phosphoros te fait garder très précieusement son épouse, Kokab, depuis des années. El n’a jamais voulu la confier à quiconque d’autre.

Michaël haussa les épaules.

— Je sais pas ce qu’el veut en faire, soupira t-el.

— Tu penses pas qu’el veut la ressusciter ? demanda Asmodée

— Ça me paraît logique, mais… répondit Michael, songeur.

— Mais ?

C’est à cet instant précis que Phosphoros revint en force dans la conscience de Michaël. Sa voix, impérieuse et douce à la fois, résonna dans la pièce :

— Asmodée, j’ai besoin de toi pour déverrouiller Kokab.

Asmodée se figea, l’aura frémissante d’excitation et d’appréhension.

— À quelle fin ? osa-t-el demander.

— Ne pose pas de questions, coupa Phosphoros, le ton tranchant. Fais simplement ce que je te dis.

Un silence tendu suivit. Asmodée effleura le noyau de Kokab du bout des doigts, ses yeux parcourant les filigranes ténébreux.

— Michaël, je croyais que tu devais confier ce noyau à Euthanatos, non ? C’est el le chef des Interracs, l’expert suprême pour ce genre d’objet, non ?

Phosphoros, reprenant le contrôle par la voix de Michaël, répondit sèchement :

— Non, il ne le faut pas. Euthanatos est en territoire ennemi.

Asmodée haussa un sourcil, mi-intrigué, mi-amusé.

— Euthanatos ? Ennemi ? Non, el est à Chokmah, tu le sais très bien.

Le ton de Phosphoros se fit plus tranchant, glacial.

— Sache que Chokmah est un territoire ennemi, que tu le comprennes ou non. Cesse tes questions, gamin.

À ce moment, Michaël, qui sentait Phosphoros lui glisser entre les pensées, se rebiffa et reprit le dessus.

— Non mais, Phosphoros, ce n’est pas parce que tu es un primordieu que tu peux tout décider sans t’expliquer. C’est quand même un peu fort !

Phosphoros grogna, la voix chargée d’un orgueil ancien.

— Je n’ai pas à être questionné par des enfants !

Puis, cédant à l’insistance, Phosphoros consentit à répondre :

Écoutez-moi : bientôt, Burrhus sera de retour des royaumes supérieurs. el vient pour nous tuer, Michaël.

— Pourquoi ? demanda Asmodée.

— Burrhus s’oppose au retour des primordieux. Il y a bien longtemps, son esprit a été corrompu par les démons, comme beaucoup d’autres. C’est ce genre de corruption qui est à l’origine de la Seconde Brisure. Aveuglés, des élohim se sont soulevés contre nous, et nous ont massacrés.

— Pardon ?! s’étouffa Asmodée.

— Mais maintenant, nous revenons : par nos hôtes, par vous, Michaël, Prométhée, Satanachia. Et Burrhus, ou plutôt Métatron veut empêcher cela, à n’importe quel prix.

Un silence, dense, tomba dans la pièce. Asmodée, dévisagea Michaël.

— Attend… Le Métatron est un agent des ténèbres ? balbutia-t-el.

— Oui, répondit Phosphoros, bref. Je l’ai révélé à Michael il y a quelques temps…

— C’est… une blague ? fit Asmodée. Métatron est le roi de Kether ! Le gardien de la Couronne où repose EL ! Le chef de l’Ecclésia !

— Oui, mais c’est un traître qui attend son heure, affirma Phosphoros. Qu’est-ce que tu ne comprends pas là-dedans ?

— Ah bah excuse moi c’est un sacré scoop !

— Je n’ai pas le temps d’épiloguer là-dessus, s’agaça Phosphoros, qui ne semblait pas apprécier la familiarité du chérubin.

Conscient des limites à ne pas dépasser avec un primordieu, Asmodée concéda.

— D’accord, admit le chérubin, un brin secoué. On va suivre tes instructions. Mais tu nous devras des explications complètes quand tout ça sera fini.

Michaël hocha la tête, résigné, l’étrange lourdeur du destin sur les épaules. Tous deux s’approchèrent de la table d’Asmodée, où le noyau de Kokab reposait, prêt à s’éveiller, tandis que Phosphoros dictait déjà, dans l’esprit de Michaël, les étapes de la réactivation.

La lumière crue des ateliers d’Asmodée prit une teinte plus profonde. Michaël, guidé à la fois par Phosphoros et par l’expertise d’Asmodée, disposa le noyau de Kokab au centre d’un cercle de runes phosphorescentes. Les motifs étaient complexes : certains relevaient d’anciens alphabets sacrés, d’autres d’équations à demi oubliées, fusion de science archéo-technicienne et de liturgie céleste.

Asmodée prépara des outils alambiqués. Michaël récita à voix basse les fragments d’une prière perdue, tandis qu’Asmodée, concentré, activait séquence après séquence des programmes de décryptage.

Sur la table, le noyau de Kokab palpitait d’une lumière sombre, gravée de filaments d’argent et de cicatrices intérieures. Un chant grave se fit entendre, réverbéré par les murs : l’écho des mémoires dormantes du noyau, comme un organe à l’arrêt.

Asmodée fit tourner la boule sur elle-même :

— Alignement réussi, fréquence stabilisée, flux azohique ouvert…

Michaël, dans un état de transe, tendit la main et récita le dernier verset, celui que Phosphoros lui murmurait à l’oreille depuis le fond du gouffre :

Ô Kokab, mon œuf, ma sœur, mon épouse, viens à moi !

Le noyau vibra, irradia quelques instants, mais rien ne s’ouvrit. Les circuits se bloquaient, la lumière pâlissait.

— Ouvre-toi, Kokab ! C’est moi. Je l’ordonne !

Le noyau résista. Les runes clignotaient, les programmes buguaient, le chant mourut dans l’air. Phosphoros, furieux, secoua tout l’atelier d’une onde psychique, puis se replia brusquement, s’enfonçant dans le silence, boudeur.

Le calme retomba comme une chape. Michaël, un peu hagard, s’écroula sur le tabouret. Asmodée éteignit la harpe de lumière, perplexe, les doigts encore tremblants.

— Bon… C’était impressionnant, murmura le chérubin, mais… ça n’a pas marché.

— Phosphoros est reparti bouder, souffla Michaël, mi-amusé, mi-mécontent. On dirait qu’on va devoir chercher une autre clé.

Un silence gêné s’installa, lourd de questions sans réponse, tandis que la sphère noire de Kokab reposait, inerte et inviolée, au cœur de l’atelier.

Comme presque toutes les semaines, la poussière rouge du Gueb s’élevait autour du terrain d’entraînement. Michaël, en sueur, peinait à suivre le rythme infernal imposé par Sparda. Les armes changeaient sans arrêt : parfois des épées, parfois des haches, des dagues, puis soudain, Sparda laissait tomber le style martial des archanges pour bondir et frapper comme un démon, toutes serres dehors. Michaël se retrouvait toujours jeté au sol, haletant, la bouche pleine de sable.

T’as la tête ailleurs, Michaël ! Encore ! Tu crois que l’ennemi t’attendra quand tu décroches ? grogna Sparda, la voix dure et tranchante comme la pierre.

Même après cinq ans d’entraînement, la domination de Sparda restait absolue. Aucun art du combat ne semblait lui échapper ; son corps immense, bardé de cicatrices, était une encyclopédie vivante de la guerre. Michaël se redressa, essoufflé, le corps endolori. Sparda tourna autour d’el comme un prédateur, le regard froid.

Tu manques de contrôle, gronda Sparda. Tu manques de focus. T’as beau t’entraîner depuis cinq ans, aujourd’hui, tu vaux pas mieux qu’un novice. Qu’est-ce qui te pourrit l’esprit comme ça ? C’est Phosphoros, pas vrai ?

Ah ! Lâche moi deux minutes ! s’agaça Michael en ajustant son armure abîmée. Tu peux pas me reprocher d’être un peu troublé !

Sparda soupira.

Phosphoros… ça faisait bien huit mille ans que je n’avais pas entendu ce ton-là. J’imagine que les autres archanges n’ont pas fini de s’étrangler.

Michaël s’autorisa un sourire fatigué, mais l’inquiétude perçait dans ses yeux.

Tu es un anté-brisurien, toi, souffla-t-el. Tu les as connus… de leur vivant, ces primordieux.

Sparda se renfrogna, hocha la tête.

Comment étaient-els ? demanda Michaël en réalisant qu’el aurait dû poser cette question il y a bien longtemps. Comment était Phosphoros ?

Les primordieux étaient distants, tous.

Distants ?

La fin de leur ère n’a pas été provoquée par la Seconde Brisure, mais par la Première, révéla Sparda. Les royaumes du Tikkun ont toujours appartenu à leurs enfants, les Fitz en tout genre.

Michaël leva les sourcils, étonné. Mais Sparda disait vrai. Les mythes de l’âge d’or relataient les hauts-faits des Fitz, pas des primordieux, qui avaient toujours un rôle secondaire dans ces récits.

Tu penses que Phosphoros est toujours pareil ? demanda Michaël. Distant, en second plan ?

Jusqu’ici oui. Mais les choses risquent de changer, prévint Sparda. Maintenant que Phosphoros parle par ta bouche, tu dois te préparer. Ça va secouer tout Guebourah, peut-être même tous les cieux. Les archanges ne sont pas prêts à se faire voler la vedette. Fais gaffe, Michaël. Les égos sont fragiles.

Michaël hésita, puis baissa la voix.

Je n’ai pas contrôlé la prise de parole de Phosphoros, avoua-t-el. Je ne contrôle rien, en réalité. À tout moment, el peut s’emparer de mon corps et faire ce qu’el veut. Je suis… une poupée.

Sparda resta un instant silencieux, puis grommela, l’air sombre.

Voilà le vrai problème. L’emprise. Si tu ne sais pas d’où tu tires ta force, ni ta volonté, comment comptes-tu résister ? Dis-moi, Michaël… tu es prêt à lui laisser la place ? Prêt à devenir une simple coquille ?

Michaël détourna le regard, la gorge nouée.

Je n’aurai pas le choix. Si Phosphoros décide de passer, je serai balayé. Et je ne sais même pas ce que je veux, moi. Ni d’où vient ma force, ni ce qui m’anime vraiment.

Sparda grogna, puis posa sa lourde main sur l’épaule de Michaël, la poigne brute mais pas dénuée de chaleur.

Fais attention à toi. J’ai besoin de toi, Michaël. Pas d’une voix ancienne qui promet des miracles. Ici, à Guebourah, on respecte la force des actes, pas des mots. Les primordieux sont peut-être puissants, mais ici, c’est la sueur, la poussière, et la volonté qui font un chef.

Un silence s’installa, rythmé par le souffle du vent sur le désert. Sparda ramassa son épée, la posa sur son épaule, puis fit signe à Michaël de rentrer.

Tant que tu te relèves, tant que tu viens t’entraîner… c’est toi que je suivrai. Pas la voix dans ta tête.

Michaël sentit un fragile réconfort. Mais au fond d’el, l’ombre de Phosphoros restait tapie, imprévisible, prête à tout engloutir au moindre faux pas.

Please Login in order to comment!