La nouvelle s’était répandue parmi les cieux inférieurs telle une onde de choc : le partzuf Abba, géant vivant de cristal, entamait sa descente fulgurante depuis les royaumes supérieurs. À travers les cieux immaculés d’Ha Atziluth, il fendait la lumière, traversant l’espace à une vitesse qu’aucune flotte ne pouvait égaler, pas même celle de Métatron, lancée séparément sur la route du Chariot.
Abba ne volait pas : il glissait sur le tissu même de la Création. Devant lui, un portail ophanien s’ouvrit, maintenu par l’effort combiné de millions d’ophanim en transe. C’était un événement cosmique, titanesque, qui n’avait eu lieu que deux fois en treize mille cycles : le passage d’un partzuf des hauteurs de l’Olam Ha Atziluth vers les sphères inférieures. L’esprit ruche des ophanim vibrait, euphorisé, tout entier mobilisé par l’opération. La Création elle-même semblait se tendre, secouée jusqu’à ses confins par la masse en transit.
Dans une envolée de lumière bleue, Abba pénétra dans l’Olam Ha Briah, franchissant le seuil. À son échelle, la séphira de Guebourah, orbe creuse de cristal rouge, n’était qu’une planète, et pourtant elle mesurait près de cent milliards d’années-lumière de diamètre. Pour les archanges à l’intérieur, elle contenait un univers ; pour Abba, elle n’était qu’une perle fragile.
À son passage, des hordes démoniaques surgies de l’Abysse furent balayées sous son souffle annihilateur. D’un geste, Abba réduisait à néant des entités qui, d’ordinaire, auraient englouti des cités entières. Les armées élohiennes, dispersées sur le front extérieur de la séphira, virent ce géant traverser le ciel comme un astre vengeur, dégageant la voie autour de Guebourah.
Des jours durant, la guerre fit rage aux confins du royaume. Abba, invincible, défendait la sphère comme une sentinelle céleste, permettant aux troupes épuisées des archanges de souffler, de regrouper leurs forces et de sauver ce qui pouvait l’être.
À l’intérieur de Guebourah, dans les salles stratégiques de Madim, la tension était à son comble. Michaël et les archanges-ducs, réunis autour des tables de verre animées d’hologrammes mouvants, suivaient chaque mouvement du géant sur les cartes célestes. On murmurait, on priait en silence. Même les plus anciens, endurcis par mille campagnes, sentaient leurs cœurs se serrer devant la perspective de ce prodige vivant.
Enfin, le moment redouté arriva : Abba fit son entrée dans la séphira par un portail ophanien ouvert à la surface du désert rouge du Gueb. Même à l’échelle du partzuf, le désert s’étendait à perte de vue sous l’Astarté, le ciel bleu profond du royaume. Les senseurs de Madim frémirent. La capitale, proche de la paroi intérieure de la séphira, se préparait à l’accueil. Des zones d’atterrissage furent balisées sur le célestoport, des cohortes d’anges s’alignèrent en silence, tandis que la rumeur de l’événement remontait comme une marée à travers les cités voisines.
Au-dessus du désert, Abba ralentit, sa forme gigantesque projetant une ombre de myriades de kilomètres. Puis, dans un flamboiement de lumière, el entama une réduction de taille que nulle loi physique ne pouvait expliquer. L’espace se distordit, la lumière vibra comme au passage d’un orage silencieux, et bientôt, il ne resta plus, là où se tenait un dieu, qu’une silhouette de cinq mètres de haut, étincelante.
Dans la lumière du matin, le célestoport attendait, figé. Michaël, debout parmi les archanges, observait la scène depuis une plateforme, le souffle court. L’air vibrait d’une solennité inédite. Quand Abba posa le pied sur la piste, le silence se fit, absolu. On percevait le moindre froissement d’aile, le léger crissement du cristal sous la plante du géant. Les archanges s’inclinèrent, les halos abaissés, tandis que la lumière du partzuf irradiait l’aube d’un jour neuf, ou la fin d’une ère.
Le célestoport avait été transformé pour l’occasion en un théâtre. Les ophanim, innombrables, filmaient chaque détail de l’atterrissage : du halo iridescent d’Abba à la solennité vibrante des rangs de nobl’ailes alignés sur les passerelles. Des principautés journalistes, parées de couleurs chatoyantes, murmuraient leurs impressions à des nuées de spectateurs connectés, tandis que la crème de la société guébouréenne : puissances, dominations, séraphins d’élite, se pressait sur les balcons d’honneur.
Au centre, la figure du partzuf captait tous les regards. Abba, drapé dans une lumière pâle, mesurait cinq mètres de haut : le visage, ciselé dans le cristal, était à la fois noble et distant. Ses traits, presque élohiens mais traversés d’arabesques vivantes, portaient la marque d’une beauté farouche et ancienne. Un regard bleu profond, sans orgueil, trahissait une intelligence insondable et une réserve que rien ne semblait pouvoir troubler.
Abba se tenait droit, le port altier. Aucun geste inutile. Tout en el respirait la retenue, la patience ancestrale. On savait qu’el parlait peu. La rumeur voulait qu’el soit le plus facile à vivre des partzufim : ni l’aura terrifiante d’Arich Anpin, ni la turbulence d’Imma. Abba obéissait, coopérait, prêt à recevoir ses ordres et à servir les archanges : un miracle de souplesse pour une créature d’une telle démesure.
Quand les archanges l’accueillirent avec les formules rituelles, Abba s’inclina légèrement, sa voix grave résonnant à peine, mais chaque mot, choisi, était empreint d’une noblesse naturelle :
— J’attends vos directives.
Les caméras ophaniques captèrent ce moment. Les principautés murmurèrent mille rumeurs. Une atmosphère de soulagement mêlée de crainte plana sur l’assemblée. Des générations de récits s’écriraient à partir de cette scène.
Les archanges invitèrent Abba à les suivre vers une salle stratégique spécialement préparée. La foule se dispersa en un ballet de robes, d’auras et de regards fascinés. Michaël, absorbé par la réussite de l’accueil, sentait tout de même un trouble sourd. Phosphoros faisait bouillir ses veines, impatient.
Alors qu’els marchaient sous les hautes arches, Michaël sentit une onde télépathique lui traverser l’esprit : Loéniel, d’une voix urgente, se glissa sur le réseau EL.
— Michaël ? Je te capte ? Quelque chose cloche. Marilka a été retrouvée à bord d’un vaisseau de transport clandestin. Elle a réussi à se faufiler avec les délégations venues accueillir Abba… On vient de la repérer.
Une vague d’inquiétude traversa Michaël. Déjà, la scène protocolaire lui semblait lointaine, brouillée par la silhouette de Marilka, rebelle et mystérieuse, qui s’était à nouveau soustraite à toute règle.
Dans un salon privé du célestoport, bouclé par la milice de Madim, Michaël retrouva Marilka assise en boule sur un divan. L’ambiance était glaciale : deux puissances de la Milice fixaient la porte, la main crispée sur la garde de leur hallebarde. La moindre fausse note pouvait provoquer un scandale.
Michaël referma la porte derrière el, et la colère l’envahit, froide, méthodique. Les azohim n’étaient pas admises hors de leurs sanctuaires, surtout pas en pleine cérémonie officielle. Découvrir Marilka ici, alors que la hiérarchie de Guebourah retenait son souffle pour l’arrivée du partzuf, c’était frôler le désastre.
— Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu te rends compte du risque ? Ma réputation… notre sécurité ! siffla-t-el à voix basse.
Marilka, loin de se démonter, releva le menton.
— Je voulais voir le partzuf de mes propres yeux.
— Ce n’est pas une foire ! Si on te découvre, c’est tout Madim qui se couvre de honte, et moi avec. On va parler de faille sécuritaire majeure, tu comprends ?
L’azoha détourna le regard, muette. Michaël, d’un ton sec, poursuivit :
— Comment as-tu contourné la surveillance des ophanim ?
Marilka croisa les bras, butée, ses yeux brillants de défi.
— Je préfère ne pas le dire.
Dans le silence tendu, Michaël sentit le soupçon remonter : Asmodée… C’était forcément el qui avait aidé Marilka, encore une fois. Reprenant le contrôle de sa voix, Michaël ordonna, chaque mot ciselé d’un calme crispé :
— Tu restes ici. Quoi qu’il arrive. Je réglerai ça. Tu ne bouges pas d’un pouce.
Mais Marilka serra les poings, refusant d’abdiquer.
— Je veux voir Abba. En personne.
— Pourquoi ?!
— J’ai des questions à lui poser, répondit Marilka, la voix lointaine.
L’espace d’un battement de cœur, tout sembla basculer. Avant même que Michaël ne puisse réagir, Marilka fut enveloppée d’un éclat de lumière pure, puis disparut, comme happée par une faille invisible.
Paniqué, Michaël bondit hors du salon, croisa les miliciens interloqués.
— Elle vient de disparaître, hurla-t-el. Trouvez-la !
Aussitôt, l’alerte fut donnée. Les réseaux ophaniques se mirent à crépiter. À travers toute la structure du célestoport, les sentinelles virtuelles traquèrent le moindre écho d’énergie. Les premières données tombèrent : Marilka venait d’être repérée… dans la salle stratégique où les archanges, en pleine séance, recevaient Abba.
Le cœur battant, Michaël fonça à travers les couloirs, franchit les portails blindés. Dans la grande salle, tout était chaos : les archanges, debout, cernaient la table de commandement, leurs halos crépitants d’inquiétude. Au centre, Abba semblait impassible.
Mais au sol, près de la table stratégique, gisait Marilka, inconsciente, comme une poupée de verre brisée. Les murmures des archanges, la lumière blanche d’Abba, le silence tendu : tout s’écrasa sur Michaël comme une vague d’irréalité.
Le prodige de la venue du partzuf n’était déjà plus qu’une rumeur lointaine ; désormais, tous les regards convergeaient sur l’azoha qui venait de défier, à sa manière, la loi des cieux.
♂
La salle stratégique était encore secouée d’effroi lorsque Michaël imposa sa volonté, la voix dure :
— Couvrez-la et sortez-la d’ici. Tout de suite.
Deux puissances de la milice s’inclinèrent, déférentes. Avec un soin inhabituel, els étendirent un drap sur le corps inanimé de Marilka, voilant sa pâleur cristalline, puis la soulevèrent doucement. L’assemblée retenait son souffle ; on devinait la gêne, l’incompréhension, la crainte superstitieuse face à ce qui venait de se passer. La présence du partzuf Abba, muet, jetait une ombre supplémentaire sur la scène. Chacun s’efforçait de regarder ailleurs, feignant de n’avoir rien vu.
Michaël ne céda pas à la pression. Trop inquiet pour Marilka, el refusa de retourner à ses devoirs diplomatiques ou de commander à distance. Qu’on le trouve irresponsable, qu’on le juge faible : cela n’avait plus d’importance. Tout ce qui comptait, c’était Marilka, cette vie fêlée entre ses mains.
— Je l’accompagne, prévint-el d’un ton qui n’appelait pas de contradiction. Léoniel, tu viens ?
Léoniel, d’un regard grave, répondit par un hochement de tête. Son aura se referma autour de Michaël, complice et protectrice. Les miliciens obéirent, ouvrant la voie à travers le labyrinthe du célestoport, évacuant Marilka loin des yeux curieux, loin des caméras ophaniques et des principautés journalistes avides de scandales.
Dans le hangar pressurisé, un petit vaisseau d’évacuation attendait, le sigle du sanctuaire d’Olympus brillant sur sa coque. Michaël grimpa à bord, suivi de Léoniel, des deux puissances miliciennes et du corps fragile de Marilka, allongée à l’arrière, toujours recouverte du drap.
Le vaisseau décolla dans le silence tendu du crépuscule. À travers les hublots, la lumière rougie de l’Astarté déclinait sur l’océan infini du désert du Gueb. Olympus se dessinait à l’horizon, mirage argenté perdu dans l’immensité. La tension monta à chaque minute, chaque battement de cœur résonnait comme un glas.
Marilka restait désespérément inerte. Michaël ne pouvait s’empêcher de surveiller ses rythmes internes, cherchant une pulsation, un signe. Mais il n’y avait rien, du moins rien qu’un éloha puisse interpréter. Leurs corps étaient faits de lumière, d’aura, d’énergie fluide ; els se soignaient avec la prière, la pensée, la chaleur. Mais les azohim, elles, étaient des merveilles de technologie ancienne : des êtres de cristal, d’engrenages subtils, de flux secrets, que seuls les chérubins techniciens savaient vraiment réparer. Et là, dans ce vaisseau trop étroit, il n’y avait ni Asmodée, ni aucun spécialiste. Michaël se sentait impuissant condamné à regarder la vie de son épouse glisser entre ses doigts.
À côté d’el, Léoniel murmurait des paroles d’encouragement, posant la main sur son épaule, tentant de transmettre calme et force. Mais Michaël tremblait de rage et d’angoisse. Tout en el voulait hurler, briser le vaisseau de ses ailes, s’envoler chercher de l’aide, mais el devait rester là, calme, rationnel, tenir.
Puis, sans prévenir, la lumière des hublots vacilla. Le pilote milicien jura à demi-voix. Un grondement sourd traversa la coque.
— Tempête, annonça-t-el, les yeux rivés sur les moniteurs. Une grosse.
La carlingue commença à vibrer. Les vents soulevèrent des nuages de sable rouge, frappant le vaisseau avec la violence d’une mer déchaînée. Les puissances s’accrochèrent aux sièges, Léoniel serra le bras de Michaël. La visibilité tomba à zéro. L’horizon disparut, avalé par la bourrasque. L’atmosphère semblait se rétracter, écraser le vaisseau. Dehors, la tempête s’épaississait : le désert hurlait sa colère.
Mais soudain, tout changea. La lumière, déjà rouge, vira au noir. Les capteurs grésillèrent, les alarmes retentirent. Le pilote poussa un cri, mais il était trop tard : une ombre monumentale fondit sur le vaisseau. La coque fut secouée, crissements, un choc sourd, puis le silence. Michaël sentit l’air changer. Son instinct d’archange hurla : ce n’était plus une tempête naturelle. Quelque chose de pire venait d’entrer dans la danse. La coque craqua sous la pression d’une force extérieure. Des silhouettes noires, plus rapides que la pensée, envahirent l’habitacle. Des démons, innombrables, surgis des profondeurs du Gueb, aux crocs acérés, aux griffes d’obsidienne. Leur aura exsudait la mort et la folie.
— Démons ! cria Léoniel.
Les puissances dégainèrent, se jetant dans la mêlée. La violence du combat fut immédiate, totale. Les lames d’énergie fendaient l’air saturé de poussière et de cris. Michaël protégea Marilka de son corps, tirant un filet de lumière pour contenir les assaillants. Léoniel se plaça devant el, bouclier vivant. Mais la horde semblait infinie. Chaque démon abattu laissait la place à trois autres. Michaël, acculé, sentait la panique grandir : il n’y avait aucune échappatoire.
Puis, une déchirure retentit dans l’espace-temps même. L’air vibra, se tordit. Michaël, le souffle coupé, reconnut aussitôt la signature : les démons du temps. Ces entités antiques, capables se faufiler entre les mailles de l’espace-temps. Ils surgirent, filiformes, auréolés de cendres et de sang. Leur toucher gelait l’âme. Leur regard, insondable, promettait la mort ou la folie. Ils se ruèrent sur Michaël. Mais Léoniel s’interposa. Dans un geste d’amour pur et de sacrifice, el détourna la trajectoire du sort fatal.
Le temps sembla se figer. Les lames noires des démons du temps s’abattirent sur Léoniel. El fut fendu de part en part, tranché de haut en bas, dans un éclair de lumière crue. Son halo s’éteignit sur-le-champ, et la poussière du désert engloutit sa dernière étincelle de vie.
Michaël hurla. El voulut courir, relever Léoniel, mais tout vacilla autour d’el. Les démons emportèrent alors Marilka, la soulevant comme un fétu, disparaissant dans une faille béante ouverte sur l’inconnu.
Ce fut le déclic. La rage de Michaël devint un incendie cosmique. El s’éleva dans la tempête, ses ailes enflammées déployées, son filet de lumière tissé comme un raz-de-marée. El fendit les démons à grands coups, tranchant la matière, le temps et l’espace dans une même gerbe d’énergie. La tempête redevint rouge sang, puis blanche, irradiée par la lumière de Phosphoros qui jaillit de Michaël, prenant la place, l’engloutissant, l’embrasant tout entier. Les démons du temps, pour la première fois, connurent la peur : ils tentèrent de fuir, mais le filet de Michaël refermait le piège. Il rattrapait les fuyards, coupait les lignes de fuite, effaçait leurs traces même dans la mémoire du Gueb.
Phosphoros rugit, et le feu sacré carbonisa tout ce qui résistait encore. L’air devint irrespirable, la tempête disparut, balayée par l’éclair d’un courroux ancien. Au cœur de ce carnage, Michaël repéra la silhouette de Marilka. Son corps brisé, mais toujours animé d’une faible pulsation, était pris dans les mailles du filet. Sans attendre, Michaël la recueillit dans ses bras, battant des ailes pour s’arracher au champ de bataille. Derrière el, la tempête se referma, les démons s’éteignirent dans un dernier râle.
Là-haut, dans la lumière déclinante, Michaël s’envola vers Olympus, le cœur ruiné, portant dans ses bras le corps de Marilka et dans son filet celui de Léoniel, sacrifié pour l’amour et le destin.
♂
La chambre mortuaire était plongée dans une lumière sépulcrale. Sur la table d’albâtre, le corps de Léoniel, recousu, lavé, ses ailes délicatement recoiffées, reposait sous les soins minutieux des vertus thanathopractrices. Leurs mains expertes glissaient sur sa peau, refermant ses blessures, reconstruisant son halo éteint, glissant une auréole translucide au-dessus de sa tête pour lui redonner l’apparence de la dignité, sinon de la vie.
À l’autre bout de la pièce, Sparda se tenait debout, monumental, plus silencieux que la pierre. La mâchoire contractée, les bras croisés, le regard fixé au loin, el semblait figé dans un marbre de colère froide. Montagne de force contenue, témoin muet de la chute de son fils.
Michaël, el, était assis sur un banc, incapable de bouger, de respirer vraiment. Tout son être oscillait entre la panique et une sidération. El sentait la sueur froide couler le long de sa colonne, l’air lui manquait. El n’aurait pu prononcer un mot. Son cerveau, fracassé par le chagrin, ne produisait plus que des pensées abstraites : ce corps, cette vie, tout cela n’était plus réel.
Le temps sembla s’arrêter. Des heures passèrent, peut-être des siècles. Michaël ne sentit rien, sinon la vibration sourde de l’horreur. Les vertus, finalement, vinrent s’incliner devant le survivant, leur voix douce, polie, presque gênée dans le silence.
— C’est l’heure… Il faut partir. Le corps va être placé dans un œuf funéraire. Vous pourrez revenir demain pour le veiller avec ses proches.
Michaël se leva dans la douleur, chaque geste semblant venir d’une autre personne. El suivit le protocole, remercia d’une voix morte, puis se laissa porter par la mécanique de l’instinct. Sparda resta planté là, impénétrable. Michael passa devant el, chercha son regard. Mais l’énorme puissance ne baissa pas les yeux. Alors Michaël quitta la salle.
Olympus, à cette heure, ressemblait à un mausolée. Michaël se traîna vers le gynécée royal, le sanctuaire où Marilka avait été transférée d’urgence. On avait transformé sa chambre en espace médicalisé : des machines qui pulsaient, des chérubins techniciens affairés autour de l’azoha abîmée.
Michaël resta là, paralysé, incapable de prier, de pleurer. Marilka, à moitié consciente, murmurait des mots déconnectés de la réalité, la voix brisée.
— Il y a des azohim dedans… Il y a des azohim dedans…
Michaël, hébété, ne prêta pas attention à ces paroles. El observait les écrans, les oscillations lumineuses, les câbles qui plongeaient dans la chair cristalline de Marilka. Un chérubin-technicien, la mine sérieuse, expliqua sans détour :
— Le choc fut extrême. Elle a été exposée au partzuf Abba. Les azohim… elles ne peuvent pas supporter ce contact, ça déraille tout leur système. On l’a stabilisée, mais… il faudra du temps.
Michaël hocha la tête, incapable d’exprimer la moindre émotion.
C’est alors que la porte s’ouvrit. Asmodée entra, suivi de près par le jeune Prométhée. Els s’arrêtèrent net devant le regard assassin de Michaël, qui les foudroya du regard. Le malaise fut immédiat. Prométhée baissa les yeux vers ses bottes, cherchant à disparaître dans le sol. Asmodée tenta un sourire maladroit.
— On peut te laisser seul, si tu préfères… balbutia Asmodée, mal à l’aise.
Michaël répondit d’une voix sèche, métallique :
— Tout ça, c’est ta faute. C’est toi qui as aidé Marilka à s’échapper. C’est toujours toi qui l’aides à contourner les règles. Tu lui as permis de manipuler des cristaux, tu l’as couverte pour sortir du gynécée… maintenant, regarde.
Asmodée s’indigna :
— Oh ! J’ai rien fait ! Je l’ai pas aidé à s’échapper !
Prométhée garda le silence, mâchoires crispées.
— C’est forcément toi ! cria Michaël. Tu as déjà franchi la ligne, Asmodée. Tu penses que je n’ai rien vu ?
La dispute enfla, les voix montant, se heurtant aux murs. Les chérubins-techniciens disparurent à l’arrière, gênés par la violence de la scène.
— J’en ai assez de tes accusations, siffla Asmodée, blême de colère. Si tu crois que je suis responsable de tout ce que fait Marilka…
— Sors, gronda Michaël, implacable. Je ne veux plus te voir ici. Ni toi, ni Prométhée. Sortez.
Asmodée hésita, puis tourna les talons, suivi par Prométhée, le visage fermé.
Le couloir résonnait de leurs pas. Tendus, els n’osèrent pas se parler tout de suite. Ce fut Asmodée qui brisa le silence, la voix basse, acérée :
— C’est la dernière fois que je te couvre, Prométhée. Si tu fais encore ce genre de conneries, je ne répondrai plus de rien.
Prométhée haussa les épaules, tentant une moue bravache.
— Si tu cafte, je dirai à Michaël que tu couches avec Marilka.
La réaction fut immédiate : Asmodée plaqua Prométhée contre le mur d’un geste sec, les yeux brillants de rage.
— Tais-toi, siffla-t-el. Tu ne sais pas de quoi tu parles. Un mot de plus, et je t’arrache la langue.
— Tu menaces de me trahir ! Ne t’étonnes pas que je fasses de même !
— Léoniel est mort ! rappela Asmodée.
— C’est pas ma faute si des démons ont surgit de nulle-part ! protesta Prométhée. Et puis Marilka aurait trouvé un moyen de fuir avec ou sans moi ! Tu le sais bien ! Tu la connais mieux que quiconque…
— La ferme ! gronda Asmodée, les dents serrées.
— Pervers ! cracha Prométhée.
— Peste ! rétorqua Asmodée.
Les deux chérubins se jaugèrent un instant, deux enfants prodiges au bord du gouffre. Puis Asmodée lâcha prise, le souffle court, tourna les talons et repartit d’un pas furieux vers les ateliers du palais, laissant Prométhée seul dans la lumière blafarde, l’air sombre et buté.
Dans la chambre, Michaël demeurait pétrifié, veillant Marilka sans oser espérer, ni comprendre ce qui lui restait encore à perdre.
♂
La salle stratégique résonnait d’un tumulte acide. Les archanges de Guebourah ne cachaient pas leur colère. Michaël, absent, recevait une pluie de reproches à peine voilés :
— C’est inacceptable ! lança Balomiel, la voix de tonnerre. À cause de son incapacité à discipliner ses épouses, nous avons perdu le command’aile Léoniel, fils de Sparda !
Thauriel, le regard acéré, renchérit :
— C’est une faute politique grave. Son manque de contrôle fait honte au royaume.
Sparda était là, en bout de table, bras croisés, massif comme une statue. Mais el refusa de commenter, fixant la scène de ses yeux de granite. On percevait dans son silence un mépris à peine contenu : que valaient ces disputes quand la guerre grondait ? Que valaient les règlements de comptes, quand la douleur de la perte déchirait le cœur ?
Balomiel, acerbe, poursuivit :
— Il est temps pour Michaël d’assumer son rôle. En tant qu’hôte de Phosphoros, el doit se montrer plus sérieux. Le partzuf n’obéira qu’à une autorité digne de ce nom.
Thauriel prit la parole, la mâchoire crispée :
— Pas besoin de Phosphoros pour tout résoudre. Je me sens tout à fait capable de diriger le partzuf, comme je l’ai fait avec Zeir Anpin il y a quinze ans. Il n’y a aucune raison de faire reposer tout sur Michaël.
Les voix montaient, chacun cherchant à tirer la couverture à soi, à se rassurer derrière les convenances. Sparda grogna, secoua la tête devant ces chamailleries de couard.
Dans la solitude de ses appartements, Michaël s’était enfermé. El tournait en rond, les cœurs battants, l’esprit envahi de regrets, de reproches, de vide.
C’est alors que Satanachia apparut, silhouette rouge dans le reflet d’un miroir, la voix dure :
♂ — Tu comptes rester planqué ici encore longtemps ? Tu n’es pas qu’un simple pion, Michaël. Tu règnes sur des milliards d’élohim, tu portes la couronne d’un duché. Bouge-toi les fesses, archange !
Michaël détourna le regard, la voix lasse :
— Je ne veux pas… Je n’en peux plus. Qu’on laisse Phosphoros prendre le dessus. Ce n’est plus ma place de toute façon.
♂ — Donc ton petit copain meurt et ça suffit à te faire tout laisser tomber ? Ah ! Comme tu es jeune ! C’est comme si tu n’avais jamais connu la guerre.
— Je ne suis rien sans Léoniel ! C’est el qui m’a donné la couronne des Labyrinthes ! C’est el qui m’a soutenu depuis que je suis duc, et m’a fait survivre à mon mariage forcé !
♂ — Je rêve ! moqua Satanachia.
Michael observa Satanachia, ses yeux bleus comme l’Astarté, ses cheveux rouges comme le Gueb. La domination n’avait toujours parlé qu’avec la voix de l’Oracle-entre-les-Etoiles. Le Satanachia originel était mort depuis bien longtemps. Un jour, Michael finirait pareil. C’était pour le mieux.
— Tu peux dire le contraire, soupira Michael. Mais je n’ai toujours été qu’un pion dans tes plans, dans ceux de mon père. J’ai joué mon rôle. Que cette mascarade finisse…
♂ — N’as-tu pas un peu de vengeance en toi ? demanda Satanachia, levant les yeux au ciel.
— Je suis pas assez puissant pour protéger ceux qui comptent pour moi. Autant laisser Phosphoros faire le travail !
Satanachia haussa le ton, grinçant :
♂ — Alors Phosphoros, tu te réveilles ? Tu comptes intervenir, ou tu vas laisser cet hôte se dissoudre dans sa mélancolie ?
Une chaleur enflammée s’immisça dans l’air. Phosphoros répondit, nonchalant, presque amusé :
☿ — Je préfère laisser Michaël faire son deuil. El en a besoin. Depuis son enfance el a été conditionné à avoir des tendances suicidaires pour me laisser place. Donc faut pas t’étonner si el a du mal.
♂ — Justement ! C’est l’heure de prendre sa place ! Aller hop !
☿ — Rien ne presse.
Satanachia fulmina :
♂ — Rien ne presse ?! Le Métatron arrive pour vous tuer ! Et el a déjà commencé ! Cette attaque n’était pas un hasard !
Phosphoros, placide :
☿ — C’est moi qui déciderai du bon moment. Les ténèbres ne gagneront pas parce que je prends le temps d’écouter mon plus cher ami.
Exaspéré, Satanachia tourna les talons.
♂ — Faites comme vous voulez. Mais si vous attendez trop, il ne restera que des cendres à recueillir de vous.
La domination disparu du reflet.
— Tu ne veux pas prendre le dessus ? demanda Michael à Phosphoros. Comme ça je n’aurai plus à discuter avec ton frère. Vous serez mieux entre vous, primordieux.
Phosphoros ricana, mais repartit se cacher dans l’inconscient de Michaël.
Le lendemain, la cathédrale de l’Ecclésia vibrait d’une gravité irréelle. Les coupoles de nacre, les vitraux incandescents, les brasiers pleins de feu sacré accueillaient la cérémonie funèbre de Léoniel. Prêtres séraphins, diacres flamboyants, chantres vêtus de blanc officiaient, mais c’était la Milice céleste, rassemblée sous la voûte, qui dominait le rituel.
Sparda présidait, la voix grave, le visage fermé. Les guerriers, casqués, hallebardes dressées, formaient une haie d’honneur. Tous frappèrent leur plastron d’un poing, dans le silence, puis les ailes se replièrent, les têtes s’inclinèrent. On lut la légende de Léoniel, on loua son courage, ses hauts faits. Un à un, les proches déposèrent sur l’autel des plumes de leurs ailes en signe de deuil.
Dans les travées, les archanges de Guebourah étaient venus en nombre, vêtus d’apparat. Mais nul ne s’y trompait : els n’étaient pas là pour Léoniel. Els étaient là parce que Michaël était là, parce que Sparda présidait. Malgré la curiosité, nul n’osa approcher Michaël, pas même à la sortie, tant la silhouette de Sparda, impassible, veillait sur le deuil comme un lion sur sa meute.
Quand la nef se vida, Michaël resta seul sous les voûtes. El s’approcha de la statue du Porteur de Lumière crinière incandescente, regard lancé vers l’infini, la lumière vivante dans le marbre.
Michaël contempla longuement la statue. Un sourire, à peine esquissé, lui échappa.
☿ — Qu’est-ce qui t’amuse ? interrogea la voix chaude de Phosphoros, résonnant dans son esprit.
— Je viens de réaliser… Cette statue, cette légende… c’est toi, là-dedans. Tu vis dans mon crâne. Je parle à mon idole d’enfance. C’est absurde.
Phosphoros eut un rire léger.
☿ — Eh bien, tu peux t’adresser à moi sans détour, tu sais. Je suis là.
Michael se prit la tête entre les mains.
— Pourquoi tu ne prends pas le dessus, alors ? Pourquoi tu me laisses souffrir, au lieu de régler le problème ?
La lumière de Phosphoros frémit, chaleureuse. El n’avait pas laissé Michaël écouter son plan du problème à trois corps. A la place, el dit :
☿ — Parce que je ne veux pas t’effacer. Je l’ai déjà dit. Tu comptes à mes yeux, Michaël. Je t’apprécie.
— Pourtant, c’est une nécessité, tu le sais. Le Métatron va arriver, tout va basculer, et tu attends encore ?
☿ — Non, posa Phosphoros. Ce n’est pas une nécessité. On se battra ensemble.
Michaël soupira.
— On a pas réussit à sauver Léoniel…
☿ — Je suis intervenu trop tard, admit Phosphoros. Même moi j’ai été surpris par la rapidité de cette attaque. Il faut dire que j’ai été distrait par les facéties de ton épouse. Mais… quelque chose clochait.
— Sans blague. Elle s’est téléportée !
☿ — Eisti a raison. Je pense aussi que cette attaque n’étais pas un hasard, révéla Phosphoros.
— Ah… Les démons ont été dirigés contre nous.
☿ — As-tu oublié ce qu’il s’est passé à bord du Domitia ? Les démons du temps ont toujours été dirigés contre toi, par Burrhus, par Métatron.
— Ah…
☿ — Mais tu le savais déjà, comprit Phosphoros.
— Bah oui. Moi, ce qui m’intrigue plutôt, c’est le comportement de Marilka.
☿ — Abba lui a grillé le cerveau, c’est tout. Les azohim ne doivent pas s’approcher des partzufim.
— Pourquoi ? demanda Michaël.
☿ — C’est technique. Des trucs de machines de cristal. Tu demanderas à Asmodée.
— Je veux pas lui parler. J’ai plus personne. Il ne me reste plus que toi, au fond.
Phosphoros, d’une voix presque douce :
☿ — Ne te laisse pas abattre, Michaël. Les ténèbres n’auront pas le dernier mot.
Dans le silence immense de la cathédrale, Michaël releva les yeux vers la statue. Une lueur, minuscule, réchauffa ses cœurs glacés. Peut-être, niché en el, il restait encore une espérance.